vendredi 25 novembre 2011

L'élagage qui fait peur


C’est un fait connu que le corps humain en période de famine se met au ralenti et puise d’abord dans ses muscles l’énergie dont il a besoin avant de s’attaquer à son gras et qu’en période d’abondance, il fait des provisions pour les prochaines famines qui, selon son expérience, surviendront inévitablement.

C’est un peu la même chose avec les bibliothèques scolaires. Bien que partout on nous répète (mais qui le dit ?) que les rayons des bibliothèques scolaires sont vides, ce n’est pas le cas. En fait, dans la majorité de la province, ils croulent sous le poids des livres. Si cela vous étonne, sachez que cela a un peu à voir avec le Plan de la lecture du MELS et beaucoup à voir avec le passé…

Ce passé que l’on sait si peu habité par des bibliothécaires, si peu empli d’espèces sonnantes, si pauvre en ressources de toutes sortes, que cela nous a amené directement à des étagères bondées de livres qui auraient dû prendre leur retraite depuis un bon bout de temps déjà.

Vous l’avez peut-être compris, dans bon nombre de bibliothèques scolaires du Québec – du moins de ce que j’en sais –, la moyenne d’âge des livres est parfois plus que consternante.

Outre l’absence de personnel adéquat, les bibliothèques scolaires ont souffert de ce syndrome du corps qui a vécu une famine, qui le sait et qui veut éviter de repasser par des privations dans le futur. Les enseignants, principalement, ont peur d’élaguer le moindre bouquin. Bien souvent, les livres empruntés le plus sont réparés jusqu’à ce qu’ils ressemblent à une étrange courtepointe de rubans adhésifs et à une sorte de chose molle aux coins arrondis, usée par trop de mains et à la limite grasse. Pour les autres, ceux qui ne sortent pas ou plus, qui ne sont jamais empruntés, ni même effleurés du regard et qui ont l’âge des parents de ces enfants qui ne les veulent pas, il n’est pas possible d’y toucher. « On ne sait jamais » ou « On ne peut PAS jeter de livres ! » (et souvent le regard horrifié et plein d’incompréhension accompagne ces mots). À cela s’ajoute un « Une bibliothécaire ça ne jette pas de livres ! » plein de force et de conviction. Quand je secoue la tête et que je dis en souriant « Oui oui ça jette des livres une bibliothécaire. Les livres vieux, poussiéreux, qui sentent le moisi, des livres sans intérêt, plates, mortellement ennuyeux, des livres qui ont manqué de peu la Deuxième Guerre Mondiale, ceux qui ont vu la Révolution Tranquille ou Octobre 70, les livres qui ne répondent pas aux besoins des jeunes, ceux qui ont été vraiment bons, mais qui ne marchent plus vraiment aujourd’hui, les livres qui ont plus de deux exemplaires qui ne sortent pas… Une bibliothécaire ça jette même les livres qu’elle a lus étant petite, car elle n’a plus 8 ans, mais 33 ans et ça signifie que même si elle a bien vieilli, ce n’est peut-être pas le cas pour les livres qu’elle a aimés. » Vous l’auriez probablement compris, je ne parle pas ici des classiques ni des bijoux littéraires qui n’ont besoin que d’un petit coup de pouce pour être encore sous les projecteurs, mais de tous ceux nommés plus haut.

Que se passe derrière cette peur de faire du ménage dans les rayons, d’enlever ce qui ne sert plus ou n’a jamais servi et qui accumule la poussière du temps tranquillement ? La peur de la famine, voilà.

Honnêtement, on ne peut pas leur en vouloir et on doit les comprendre. Les enseignants ont vécu les années de vaches maigres, des années où les budgets étaient si minces qu’il y en avait à peine pour quelques pauvres achats de livres par année. Alors il est normal de ne pas jeter ce qu’on ne possède pas en grande quantité et qui nous semble une mine d’or. En observant leurs étagères bien garnies, ils sont rassurés. Ils peuvent affronter les tempêtes budgétaires, ils sont prêts ! Je les amène donc calmement à réfléchir au tort que ces livres qui ne sortent pas causent à tous ces autres livres intéressants, drôles, stimulants, magiques qui n’attendent que les mains et les yeux avides des enfants pour s’animer. La quantité, c’est bien que je leur dis, mais quand elle est jointe à la qualité. En voyant toutes ces rangées de livres bien tassés, souvent poussiéreux, les élèves n’éprouvent pas l’envie de butiner longuement afin de dénicher LE livre qui les emportera. Ils se tournent vers des séries ou des collections connues, vont vers les BD populaires ou prennent le premier livre qui leur tombe sous la main sans grand enthousiasme car ils n’ont pas pu chercher sur les étagères trop encombrées de documents qui ont l’air vieux et qui ne les intéressent pas.

Les enseignants ne demandent qu’à être convaincus et surtout rassurés. Le Plan sur la lecture du MELS et les budgets qui ont en découlé ne sont peut-être pas éternels ni renouvelables à perpétuité (il faut être réaliste), mais il leur a permis de renouveler leurs collections, d’acquérir des documents qui correspondent plus aux intérêts actuels des jeunes d’aujourd’hui, bref, de permettre cette fameuse rencontre entre le lecteur et SON livre. Seulement, si ces beaux livres tout neufs et pimpants sont perdus dans la multitude des sans intérêt, des trop vieux, ils ne seront ni visibles ni accessibles et ne feront le bonheur de personne.

Le plus étonnant quand ils acceptent de faire un élagage (en ma compagnie car ils veulent s’assurer de faire des choix judicieux et adéquats), c’est qu’après quelques minutes de l’exercice, on voit l’enthousiasme les gagner. Ils s’aperçoivent vite en mettant leur nez attentif dans leurs rayons combien de bois mort il y a. Ils apprennent à connaître l’année de publication d’un ouvrage et il est presque drôle de constater leur effarement lorsqu’ils découvrent que le livre qu’ils tiennent est plus vieux qu’eux ou traite d’un sujet si étranger à notre vie d’aujourd’hui qu’il apparaît barbare à notre mentalité. Parfois aussi, il faut freiner leur enthousiasme, car en ne se fiant qu’à l’année de publication, on risque de passer à côté de classiques. Ce ne sont pas tous les enseignants qui ont une connaissance élargie de la littérature jeunesse, la vigilance est donc de mise et c’est pourquoi ils sont heureux de mon accompagnement. Il est aussi drôle de les entendre s’exclamer de plaisir lorsqu’ils tombent sur un livre qu’ils aiment et qu’ils ne savaient pas sur leurs rayons. Ils redécouvrent leur bibliothèque, l’explore presque à la manière des enfants et, ainsi, prennent conscience des merveilles encore inexploitées qu’elle recèle. Si le doute subsiste à propos d’un livre, on peut s’aider des statistiques de Regard pour nous aider à prendre une décision à son sujet. On ne néglige aucun outil !

Élaguer, les enseignants qui participent à cette action le comprennent bien, ce n’est pas tout mettre à la poubelle. C’est effectuer une sélection attentive et consciencieuse des documents que l’on veut conserver afin de les exploiter et rendre notre bibliothèque vivante, accessible et qui vient soutenir le programme de formation tout autant que répondre aux besoins et intérêts des élèves. C’est un peu comme faire le ménage de réfrigérateur. Même si notre fameux pot de « relish » n’a pas de date de péremption dessus, si on ne l’a ouvert que deux fois en quatre ans, peut-être devrions-nous reconsidérer sa place dans le frigo…

1 commentaire:

  1. Anne-Marie Picard6 décembre 2011 à 10:41

    Merci Nancy pour ce texte. Tes propos sont tout à fait exacts. J'ajouterais aussi que cette peur de l'élagage ne touche pas seulement les enseignants, mais les techniciennes en documentation aussi. Plusieurs d'entre elles ont vécu le temps des famines et cette époque les a manifestement marquées. J'ai du mal, par exemple, à faire élaguer dans certaines écoles des livres des années 60 et 70 s'adressant à des adultes et expliquant comment faire le deuil d'un enfant... Les exemples sont multiples et je dois dire que je ressors de ces journées d'élagage en me posant beaucoup de questions. Les opérations d'élagage sont des opportunités de se questionner sur la mission de la bibliothèque, sur la politique de développement de collections, et manifestement, nous ne voyons pas toutes les choses de la même façon. Toutefois, je dois ajouter que l'opération se déroule très bien dans d'autres cas et que les résultats sont spectaculaires.

    RépondreSupprimer